Judith Gautier (1845-1917), femme de lettres méconnue
Notre réédition critique du roman Lucienne (1877) de l’autrice Judith Gautier est ancrée dans une démarche de redécouverte d’autrices renommées autrefois, oubliées aujourd’hui, afin de sauvegarder notre matrimoine littéraire.
Préface écrite par Marie-Astrid Charlier, maîtresse de conférences en littérature française du XIXe siècle à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre du centre de recherche RiRRa21.
Hors œuvres complètes, il s’agira de la première réédition de ce roman publié en 1877 !
Roman romantique et social
Oublié, ce roman est pourtant une fine histoire d’amour et une quête identitaire menées par une jeune femme pleine de caractère, au bord de la Manche, entrecoupées d’un voyage initiatique en Bourgogne et de quelques séjours à Paris.
Par une écriture simple et pleine de justesse, ainsi que la finesse de ses personnages, Judith Gautier réussit un grand roman. La fluidité de son style invite à une lecture avide : l’action s’enchaîne parfaitement, mêlée de quelques passages descriptifs de la vie en bord de mer, des villageois qui vivent de commérages. Personnage romantique exceptionnel, Lucienne est si touchante et son destin si rocambolesque que l’on peine à fermer le livre.
Œuvre personnelle, aussi est-il parfois aisé de confondre Lucienne et Judith et de reconnaître quelques éléments biographiques. C’est aussi un portrait social et culturel de la France des années 1870, et les notes de cette édition permettent de recontextualiser et définir quelques termes vieillis ou d’argot.
Judith Gautier
Sinologue, traductrice, poétesse, romancière, dramaturge, chanteuse, sculptrice… Et pourtant l’on ne présente Judith Gautier que comme « la fille de » ou « la femme de ». Femme de Lettres accomplie, Judith Gautier est l’autrice d’une cinquantaine d’œuvres, et première femme à faire partie de l’Académie Goncourt, nommée en 1910 par 7 voix contre 2 données à Paul Claudel.
Plusieurs hypothèses quant à sa méconnaissance : son refus de toute gloire, ou plutôt son manque de goût à rendre ses œuvres célèbres ? Ou bien faut-il chercher du côté de sa relation avec son père ? Et n’oublions pas les propos soulevés dans Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire (dirigé par Martine Reid) : « Que les femmes auteurs aient été maltraitées par la critique et l’histoire littéraire, que leur présence ait été assez généralement condamnée sous des prétextes divers et leur travail contesté, minoré puis souvent oublié, n’est désormais plus ignoré de personne. »
Être une femme dans le monde lettré des hommes pose effectivement problème, et Remy de Gourmont, lorsqu’il fait le portrait de Judith Gautier, l’avoue lui-même dès les premières lignes :
« Lorsque, en 1867, par le Livre de Jade, et en 1869, par le Dragon impérial, la fille ainée de Théophile Gautier débuta dans les lettres, il y eut un mouvement de surprise et presque de révolte. On ne voulait pas croire que cette littérature, si originale et si dédaigneusement impersonnelle, fût l’œuvre exclusive d’une femme. »
Lucienne
Il est étonnant de constater que la part romancière de l’activité littéraire de Judith Gautier n’ait pas été la plus retenue, c’est davantage sa fascination pour l’Orient, son apport en littérature chinoise et japonaise, ainsi que son analyse de l’œuvre wagnérienne qui lui permet de laisser une trace dans l’histoire littéraire.
Mais qu’en est-il de ses romans ?
Lucienne est un ouvrage dont on parle peu, les éloges funèbres en l’honneur de Judith Gautier retiennent principalement Le livre de Jade, Le Dragon impérial et sa connaissance de l’Extrême-Orient. Lorsque le livre est mentionné, il est taxé de roman sentimental ou d’amour, et l’on critique la faible description des personnages et le manque de couleur des paysages, trouvant certainement le nord de la France moins exotique que la Chine ou le Japon. Au temps de l’Orientalisme et des voyages, la France ennuie, et Lucienne passe inaperçu.
Et pourtant !
Sans doute le propos n’intéressait-il guère, mais à l’heure des années 2010-2020, les mots de l’autrice résonnent en écho avec les questions sociales. Loin d’une simple histoire d’amour, Lucienne interroge sur la place de la femme dans la société du XIXe siècle et sur leur indépendance. Quelles libertés ont-elles vraiment sur leurs choix de vie ? Un passage notamment du chapitre XI est à souligner :
« Un jour, elle dit brusquement à Jenny :
— Que ferais-tu, toi, si tout à coup tu te trouvais sans parents, sans amis, sans argent ?
— Quelle horreur ! s’écria Jenny, où vas-tu chercher de pareilles idées ?
— Réponds-moi, je t’en prie.
— Eh bien, je travaillerais.
— À quoi ?
— À quoi ? Je ne sais pas trop. À l’aiguille ; j’irais en journée.
— Si tu n’avais pas d’ouvrage ? Si on ne te trouvait pas assez habile ?
— Je me ferais bonne d’enfants, femme de chambre.
— Si les femmes ne voulaient pas de toi, te trouvant trop jolie ?
— Ah ! tu m’ennuies ! s’écria Jenny. S’il m’était impossible de gagner ma vie, j’irais me jeter à l’eau.
— Mais si, là, continua Lucienne, tu trouvais un homme t’offrant la fortune et le bien-être, à la condition que tu feindras de l’aimer, que ferais-tu ?
— Je sauterais encore plus vite dans la rivière, dit Jenny gravement. On m’a enseigné qu’il vaut mieux mourir que de commettre certaines actions. Et elle ajouta en riant : — Ah çà ! pourquoi me fais-tu toutes ces questions saugrenues ?
— Pour savoir, dit Lucienne ; je songeais à ce que j’aurais fait sans mon oncle, quand je suis devenue orpheline.
— C’est vrai que ta position eût été affreuse, pauvre mignonne, dit Jenny ; mais puisque ton oncle est là et qu’il te gâte et t’aime comme si tu étais sa fille, il est bien inutile de te fourrer toutes ces vilaines idées dans la tête. »
1re réédition
Hors oeuvres complètes, il s’agit — d’après la Bibliothèque nationale de France et Electre — de la première réédition de Lucienne. Dans une démarche qui vise à rendre à Judith Gautier la visibilité qui lui est due, et notamment à ce roman passé inaperçu, pourtant source de vérités quant à la condition de femmes de toutes catégories sociales au XIXe siècle, nous proposons une éditions critique, préfacée Marie-Astrid Charlier, maîtresse de conférences en littérature française du XIXe siècle à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, et annotée par nos soins.
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Lucienne – Judith Gautier22,00€
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